Ils habitent dans les hauteurs. Léo a offert une nouvelle voiture à Annaïse, qui a gardé la maison. Les hommes riches ont parfois de ces attentions avec leur(s) ex.
Mais immédiatement, comme un doute s’insinue dans cette histoire de l’entre deux, et qui est le spectre d’autres présences. La voix d’Amalia Rodrigues, la chanteuse de fado, cette musique de la nostalgie des morts, de la dépossession du passé, de l’amour inassouvi et de l’amertume que rumine le chagrin, comme trouvant dans ce ressassement la véritable origine de toute passion, s’élève dès les premiers mots. Il faut y prendre garde : le fado, cette forme musicale aux origines afro-brésiliennes porte aussi en lui cette part intraduisible, la saudade, qui est comme cette nostalgie de ce qui va advenir, et que la chimie des sentiments peut à tout moment précipiter. Il est bien ici encore question d’une forme de l’hybridité : le fado, c’est ce révélateur des dissentiments internes qui entrainent jusque dans l’éréthisme. Les dictatures ne supportent pas le délire de l’imagination. Pour mieux en assurer le contrôle, et en atténuer le caractère subversif, le gouvernement de Salazar exigea que les formes en soient écrites et non plus improvisées. Il devint ainsi le support à un mal de vivre esthétisé et d’expression bourgeoise. Mais la très grande Amalia Rodrigues sut le sortir de cette ornière.
Le trouble s’insinue très vite alors dans cette histoire bourgeoise : Annaïse et Léo sont désormais amants, mais aussi Annaïse devient, quand la nuit tombe, Frida, prostituée de son état, travaillant chez Bony, son amant maquereau, propriétaire de la maison close de la rue des Fronts-Forts, et rencontré lors d’une soirée entre amis. Bony, personnage claudicant, veille sur ses femmes : il en revendique la propriété. Dans ce dispositif complexe va alors se dérouler une double histoire entrelacée, à la brièveté glaçante, dont les attendus sont signalés immédiatement, à l’insu du lecteur. Nombreux sont dans le texte les signes qui renforcent l’impression que ce qui est lu n’est pas tout à fait du même ressort que ce qui est écrit, ancrant chaque fois plus profondément le trouble qui peu à peu finit par recouvrir tout le champ de l’expérience qui est là racontée sous nos yeux.
En trente-trois courts chapitres, Annaïse raconte par touches successives la dégradation d’un état, et la brutalisation grandissante des rapports entre les êtres. La passion meurtrière peu à peu s’accomplit. Le trouble se dissipe lentement : c’est bien le spectacle d’une folie extrême que le lecteur voit se nouer sous ses yeux, racontée par la personne qui en est atteinte, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’économie narrative.
Ainsi, les rapports sociaux perçus par une instance manipulatrice disent aussi toujours l’impensé de la norme, ce qui demeure dans le silence claquemuré des consciences. « Me réveiller de ma raison », voici ce qu’affirme la narratrice, qui se laisse habiter « tout entière » par Frida, comme si la raison était précisément l’état de sommeil, et la déraison, celui de la veille. Le désir, et la séduction passent ainsi de l’autre côté, et les instruments – lingeries, épilation, postures érotiques - deviennent nommément alors la marque d’une déraison revendiquée comme telle, la raison réduite alors à une sorte de drap à la propreté douteuse, attribut d’une normalité incapable de viser plus loin qu’un confort mutilé, normalité elle-même peu garante de sa survie, puisque les personnages tentent d’abandonner le pays, ou de se satisfaire en pressurant un peu plus la déglingue généralisée : Serge, autre maquereau, « a le business dans le sang. Il a compris que louer des chambres à l’heure est le moyen le plus rapide de se faire de belles économies. (…) Quatre murs, une cuvette d’eau propre, vite fait. Supplément de tarif pour le ventilateur et la deuxième serviette ».
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- Kettly Mars, Fado, Mercure de France, 2008
- Retrouvez les autres textes d'Yves Chemla sur la littérature haïtienne sur son site internet
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Mais immédiatement, comme un doute s’insinue dans cette histoire de l’entre deux, et qui est le spectre d’autres présences. La voix d’Amalia Rodrigues, la chanteuse de fado, cette musique de la nostalgie des morts, de la dépossession du passé, de l’amour inassouvi et de l’amertume que rumine le chagrin, comme trouvant dans ce ressassement la véritable origine de toute passion, s’élève dès les premiers mots. Il faut y prendre garde : le fado, cette forme musicale aux origines afro-brésiliennes porte aussi en lui cette part intraduisible, la saudade, qui est comme cette nostalgie de ce qui va advenir, et que la chimie des sentiments peut à tout moment précipiter. Il est bien ici encore question d’une forme de l’hybridité : le fado, c’est ce révélateur des dissentiments internes qui entrainent jusque dans l’éréthisme. Les dictatures ne supportent pas le délire de l’imagination. Pour mieux en assurer le contrôle, et en atténuer le caractère subversif, le gouvernement de Salazar exigea que les formes en soient écrites et non plus improvisées. Il devint ainsi le support à un mal de vivre esthétisé et d’expression bourgeoise. Mais la très grande Amalia Rodrigues sut le sortir de cette ornière.
Le trouble s’insinue très vite alors dans cette histoire bourgeoise : Annaïse et Léo sont désormais amants, mais aussi Annaïse devient, quand la nuit tombe, Frida, prostituée de son état, travaillant chez Bony, son amant maquereau, propriétaire de la maison close de la rue des Fronts-Forts, et rencontré lors d’une soirée entre amis. Bony, personnage claudicant, veille sur ses femmes : il en revendique la propriété. Dans ce dispositif complexe va alors se dérouler une double histoire entrelacée, à la brièveté glaçante, dont les attendus sont signalés immédiatement, à l’insu du lecteur. Nombreux sont dans le texte les signes qui renforcent l’impression que ce qui est lu n’est pas tout à fait du même ressort que ce qui est écrit, ancrant chaque fois plus profondément le trouble qui peu à peu finit par recouvrir tout le champ de l’expérience qui est là racontée sous nos yeux.
En trente-trois courts chapitres, Annaïse raconte par touches successives la dégradation d’un état, et la brutalisation grandissante des rapports entre les êtres. La passion meurtrière peu à peu s’accomplit. Le trouble se dissipe lentement : c’est bien le spectacle d’une folie extrême que le lecteur voit se nouer sous ses yeux, racontée par la personne qui en est atteinte, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’économie narrative.
Ainsi, les rapports sociaux perçus par une instance manipulatrice disent aussi toujours l’impensé de la norme, ce qui demeure dans le silence claquemuré des consciences. « Me réveiller de ma raison », voici ce qu’affirme la narratrice, qui se laisse habiter « tout entière » par Frida, comme si la raison était précisément l’état de sommeil, et la déraison, celui de la veille. Le désir, et la séduction passent ainsi de l’autre côté, et les instruments – lingeries, épilation, postures érotiques - deviennent nommément alors la marque d’une déraison revendiquée comme telle, la raison réduite alors à une sorte de drap à la propreté douteuse, attribut d’une normalité incapable de viser plus loin qu’un confort mutilé, normalité elle-même peu garante de sa survie, puisque les personnages tentent d’abandonner le pays, ou de se satisfaire en pressurant un peu plus la déglingue généralisée : Serge, autre maquereau, « a le business dans le sang. Il a compris que louer des chambres à l’heure est le moyen le plus rapide de se faire de belles économies. (…) Quatre murs, une cuvette d’eau propre, vite fait. Supplément de tarif pour le ventilateur et la deuxième serviette ».
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- Kettly Mars, Fado, Mercure de France, 2008
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