Non, les centres n’aiment pas le lointain. Les centres, il en existe de plus puissants que d’autres. Ma ville n’est rien face à ta ville. Mais tous les centres se ressemblent. Ils ne supportent pas les errements de la marge.[1]
Anaïse, orpheline de père depuis sa tendre enfance, part dans un pays de la Caraïbe en quête de réponses sur un lignage paternel éthéré. On ne connaîtra ni la ville d’origine de la jeune femme, ni sa destination et pourtant ce modèle de cartographie urbaine avec pour corollaire la désaffection des campagnes dans La belle amour humaine, illustre à grande échelle ces atmosphères propres aux villes tentaculaires prosaïques opposées aux bourgades discrètes.
Sur la route qui l’emmène de l’aéroport à cette zone côtière d’Anse-à-Fôleur où ont vécu ses grands-parents et son père, Thomas, le chauffeur de taxi originaire de ce lieudit, lui raconte le Sud à travers sa relation aux touristes, à son voisinage, à ses parents.
D’emblée, la perception des uns et des autres fourmille de préjugés. Tombé, le masque mensonger d’une sociabilité artificielle dès leur atterrissage sur ces terres de villégiature, les sentiments refoulés des visiteurs se manifestent au grand jour parfois devant Thomas, qui observe ces hommes et ces femmes dont les garde-fous de la bienséance sont précautionneusement remisés le temps du séjour, pour laisser libre court à des pulsions furtivement assouvies mues par une mécanique névrotique et compulsive caractéristique des rencontres éphémères.
Le roman explore les relations tronquées des nantis face aux indigents entretenues par cette pauvreté inique dont l’une des facettes repose sur un tourisme voyeur, boulimique, plein de concupiscence mêlée de perversité tolérée servant probablement à rafistoler des âmes décomposées. Trop occupé à analyser le profil de ses clients à travers le prisme de ses rétroviseurs, le narrateur aux aguets des femmes contentées que la bonne humeur rend prodigues, rationne son jugement et suppute pragmatiquement les motivations des touristes à l’aune d’un marché de l’exotisme cynique dopant l’économie locale, et occasionnellement sa bourse.
À l’inverse, Anaïse, que le chauffeur tente de sonder malgré une correspondance épistolaire antérieure, ne correspond pas au profil type de la touriste étrangère qui rentre chez elle pour revoir les siens ou prendre du bon temps. Sans doute, cherche-t-elle à ranimer les liens avec ce pays, dissipés depuis la mort de ses proches parents. À ce silence d’outre-tombe se substitue l’envie chimérique de remodeler des souffles de vie pour subtiliser une parcelle de son être enfoui. Au cœur de cette quête et grâce à la faconde du narrateur, la jeune femme découvre la face sombre de son grand-père Robert Montès et de son ami le colonel Pierre André Pierre, deux hommes de pouvoir non vertueux, lesquels ont péri à Anse-à-Fôleur dans l’incendie de leur maison identique et voisine il y a vingt ans de cela. Les circonstances mystérieuses du décès de ce couple d’amis improbable aux vies imbriquées les unes dans les autres, n’ont pas été élucidées en dépit des mobiles nombreux. Son grand-père mulâtre Robert Montès, réussit dans les affaires après avoir contracté un mariage opportuniste avec une riche mulâtresse bibliophile, résignée à fermer les yeux sur ses infidélités. Dans sa jeunesse, il noue une amitié indéfectible avec l’ambitieux colonel Pierre André Pierre, personnage froid et méticuleux issu d’une famille d’agriculteurs noirs, qui devient influent jusque dans les arcanes du pouvoir. Les graines vénéneuses semées dans le paisible village par ces deux hommes pousseront le père d’Anaïse à partir pour toujours en effaçant les traces de ses souvenirs jusqu’à ne laisser entrevoir que les aspérités d’une personnalité au passé méconnu.
L’écrivain haïtien Lyonel Trouillot propose une réflexion très contemporaine sur l’altérité, les flux migratoires ponctuels ou permanents dans ce roman scindé en deux volets distincts avec d’une part, les monologues du narrateur volubile Thomas discourant au gré des circonvolutions de sa pensée ; suivis de la vision intériorisée d’Anaïse faisant montre d’une certaine pudeur pour dissiper un brouillard ontologique qui préexistait à sa naissance, puis de la volonté de s’agréger aux résidus des particules de son hérédité.
« Ce n’est pas un asile que je cherche. Je veux mieux comprendre et connaître ce qu’a laissé ou fui cet homme qui fut mon père. Je l’ai si peu connu, lui. Il avait une santé fragile, et il nous a quittés très tôt. J’étais une enfant. Je sais par ma mère qu’il ne parlait jamais de son pays d’origine. Sauf une fois. Il avait mentionné un lieu : Anse-à-Fôleur. »[2]
Loin du tumulte de la ville, cette quête identitaire se dénoue dans un lieudit excentré empli d’un dense silence qui ralentit le pouls du village afin d’apprivoiser les profondeurs des âmes. Si Haïti n’est pas nommé – le désir de ne pas situer précisément le pays, donne la liberté à l’écrivain de peindre une fiction aux couleurs de La belle amour humaine, sorte de lieu atemporel où chacun est à sa place – pour autant, sa chaleur, son atmosphère, les noms de rues (Grand-Rue) ou de sites (Champ-de-Mars), sa musique (compas) s’y réverbèrent. Lyonel Trouillot récemment lauréat du prix Wepler en 2009 pour son roman Yanvalou pour Charlie, se plaît à replacer le citadin impersonnel des mégapoles dans un contexte villageois humanisé et historicisé. Qui était-il avant le tropisme de l’exode l’emportant par vagues nécessiteuses à peupler toutes les villes du monde ? L’écho de cette interrogation résonnera immanquablement chez les lecteurs.
Lyonel Trouillot, La belle amour humaine, Arles, Actes Sud, 2011, 176p.
Ayelevi Novivor
Anaïse, orpheline de père depuis sa tendre enfance, part dans un pays de la Caraïbe en quête de réponses sur un lignage paternel éthéré. On ne connaîtra ni la ville d’origine de la jeune femme, ni sa destination et pourtant ce modèle de cartographie urbaine avec pour corollaire la désaffection des campagnes dans La belle amour humaine, illustre à grande échelle ces atmosphères propres aux villes tentaculaires prosaïques opposées aux bourgades discrètes.
Sur la route qui l’emmène de l’aéroport à cette zone côtière d’Anse-à-Fôleur où ont vécu ses grands-parents et son père, Thomas, le chauffeur de taxi originaire de ce lieudit, lui raconte le Sud à travers sa relation aux touristes, à son voisinage, à ses parents.
D’emblée, la perception des uns et des autres fourmille de préjugés. Tombé, le masque mensonger d’une sociabilité artificielle dès leur atterrissage sur ces terres de villégiature, les sentiments refoulés des visiteurs se manifestent au grand jour parfois devant Thomas, qui observe ces hommes et ces femmes dont les garde-fous de la bienséance sont précautionneusement remisés le temps du séjour, pour laisser libre court à des pulsions furtivement assouvies mues par une mécanique névrotique et compulsive caractéristique des rencontres éphémères.
Le roman explore les relations tronquées des nantis face aux indigents entretenues par cette pauvreté inique dont l’une des facettes repose sur un tourisme voyeur, boulimique, plein de concupiscence mêlée de perversité tolérée servant probablement à rafistoler des âmes décomposées. Trop occupé à analyser le profil de ses clients à travers le prisme de ses rétroviseurs, le narrateur aux aguets des femmes contentées que la bonne humeur rend prodigues, rationne son jugement et suppute pragmatiquement les motivations des touristes à l’aune d’un marché de l’exotisme cynique dopant l’économie locale, et occasionnellement sa bourse.
À l’inverse, Anaïse, que le chauffeur tente de sonder malgré une correspondance épistolaire antérieure, ne correspond pas au profil type de la touriste étrangère qui rentre chez elle pour revoir les siens ou prendre du bon temps. Sans doute, cherche-t-elle à ranimer les liens avec ce pays, dissipés depuis la mort de ses proches parents. À ce silence d’outre-tombe se substitue l’envie chimérique de remodeler des souffles de vie pour subtiliser une parcelle de son être enfoui. Au cœur de cette quête et grâce à la faconde du narrateur, la jeune femme découvre la face sombre de son grand-père Robert Montès et de son ami le colonel Pierre André Pierre, deux hommes de pouvoir non vertueux, lesquels ont péri à Anse-à-Fôleur dans l’incendie de leur maison identique et voisine il y a vingt ans de cela. Les circonstances mystérieuses du décès de ce couple d’amis improbable aux vies imbriquées les unes dans les autres, n’ont pas été élucidées en dépit des mobiles nombreux. Son grand-père mulâtre Robert Montès, réussit dans les affaires après avoir contracté un mariage opportuniste avec une riche mulâtresse bibliophile, résignée à fermer les yeux sur ses infidélités. Dans sa jeunesse, il noue une amitié indéfectible avec l’ambitieux colonel Pierre André Pierre, personnage froid et méticuleux issu d’une famille d’agriculteurs noirs, qui devient influent jusque dans les arcanes du pouvoir. Les graines vénéneuses semées dans le paisible village par ces deux hommes pousseront le père d’Anaïse à partir pour toujours en effaçant les traces de ses souvenirs jusqu’à ne laisser entrevoir que les aspérités d’une personnalité au passé méconnu.
L’écrivain haïtien Lyonel Trouillot propose une réflexion très contemporaine sur l’altérité, les flux migratoires ponctuels ou permanents dans ce roman scindé en deux volets distincts avec d’une part, les monologues du narrateur volubile Thomas discourant au gré des circonvolutions de sa pensée ; suivis de la vision intériorisée d’Anaïse faisant montre d’une certaine pudeur pour dissiper un brouillard ontologique qui préexistait à sa naissance, puis de la volonté de s’agréger aux résidus des particules de son hérédité.
« Ce n’est pas un asile que je cherche. Je veux mieux comprendre et connaître ce qu’a laissé ou fui cet homme qui fut mon père. Je l’ai si peu connu, lui. Il avait une santé fragile, et il nous a quittés très tôt. J’étais une enfant. Je sais par ma mère qu’il ne parlait jamais de son pays d’origine. Sauf une fois. Il avait mentionné un lieu : Anse-à-Fôleur. »[2]
Loin du tumulte de la ville, cette quête identitaire se dénoue dans un lieudit excentré empli d’un dense silence qui ralentit le pouls du village afin d’apprivoiser les profondeurs des âmes. Si Haïti n’est pas nommé – le désir de ne pas situer précisément le pays, donne la liberté à l’écrivain de peindre une fiction aux couleurs de La belle amour humaine, sorte de lieu atemporel où chacun est à sa place – pour autant, sa chaleur, son atmosphère, les noms de rues (Grand-Rue) ou de sites (Champ-de-Mars), sa musique (compas) s’y réverbèrent. Lyonel Trouillot récemment lauréat du prix Wepler en 2009 pour son roman Yanvalou pour Charlie, se plaît à replacer le citadin impersonnel des mégapoles dans un contexte villageois humanisé et historicisé. Qui était-il avant le tropisme de l’exode l’emportant par vagues nécessiteuses à peupler toutes les villes du monde ? L’écho de cette interrogation résonnera immanquablement chez les lecteurs.
Lyonel Trouillot, La belle amour humaine, Arles, Actes Sud, 2011, 176p.
Ayelevi Novivor
[1] p. 47.
[2] p. 106.
Lionel Trouillot sera présent aux Correspondances de Manosque le 24 septembre 2011 pour présenter son livre.
Lionel Trouillot sera présent aux Correspondances de Manosque le 24 septembre 2011 pour présenter son livre.