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En Haïti

« Dead end » à Port-au-Prince : un cinéaste retourne chez lui par Raoul Peck

par Raoul Peck

Ces lignes devraient s’intituler billet d’un monde sans retour ou, plus proche de la vérité, chronique macabre d’un pays qui n’existe plus. Je rencontre les amis survivants, qui n’arrivent pas à comprendre comment et pourquoi ils ont survécu. J’écoute incrédule l’histoire de ceux qui n’ont pas survécu. Assis l’un en face de l’autre dans le même bureau, l’un va survivre, l’autre pas.




Un appel téléphonique a permis à l’un de sortir d’une salle, pas à l’autre. Il disparaît sous une chape de béton puis, par un retour de pendule, une ultime secousse le projette sur le toit, indemne et sans une égratignure. Deux amies sortent cinq minutes avant la fermeture des bureaux. Celle qui précède s’en sort, l’autre, pour une fraction de seconde, est prise sous l’amas de béton et de fer. Toutes les combinaisons possibles se sont répétées ainsi à l’infini. Les rues, les terrains de football, se sont transformés en une multitude de camps de réfugiés. Une nouvelle vie s’organise. On a tort de penser que c’est provisoire. Connaissant les carences de mon pays et n’attendant non plus aucune constance ni de suite dans les idées de la part de la communauté internationale (Haïti ne sera pas le premier cas d’abandon médiatico-humanitaire), ce provisoire se transforme déjà sous nos yeux (malgré le déni des dirigeants haïtiens et étrangers) en définitif.



Premier constat : encourageant. Une fois encore, la population haïtienne dans son ensemble -pauvres et riches, élus locaux, médecins, simples citoyens- a pris sur elle de s’organiser, de répondre aux urgences. Bien sûr, il y a des exceptions. Des citoyens moins intègres profitent de la détresse des autres. (Il faut 6 000 dollars pour sortir un corps des décombres, une petite industrie locale s’est développée). Bien sûr, il y a des pilleurs, professionnels et occasionnels. Mais, au final, nous avons affaire à une population mature, qui prend ses marques pour les temps durs à venir.



Dans l’avion du Quai d’Orsay qui m’emmène au pays, effet bizarre des conversations autour de moi. C’est comme entendre parler, in utero, des inconnus bienveillants. Ils ont déployé des plans d’état-major, des photos satellite. Ils prononcent les noms de lieux, de quartiers qui me sont familiers, liés à mes souvenirs les plus intimes. Pour eux, ce sont des QG, des sites d’intervention, des zones d’impact. Parfois, j’interviens tout aussi bienveillant pour corriger des contresens qui pourraient être fatals.



Deuxième constat : catastrophique. Plusieurs jours après, on ne sent toujours pas la poigne de l’Etat. Et ce n’est pas gagné pour les prochaines semaines. L’erreur originelle de l’aide internationale est qu’elle n’a pas pensé (voulu ?) mettre en place en priorité les moyens physiques et logistiques pour que l’administration survivante puisse être en état de réagir, de communiquer, de diriger. Quand je vois la rapidité avec laquelle CNN a installé bureau, antenne, secrétariat (et bar d’urgence ?) sur le tarmac de l’aéroport, je me dis qu’on aurait pu faire mieux. Quelle que soit la faiblesse de l’Etat haïtien, il aurait immédiatement fallu mettre à sa disposition un QG, des moyens, des supports logistiques, des experts. Cela n’a pas été fait. Chacun s’est plutôt auto-excité à occuper le plus de surface d’intervention possible, au pire pour des raisons d’intérêts, au mieux pour des raisons de vanité diplomatique. Les demandes de tutelle, directes ou sous-entendues, ne peuvent plus être ignorées. Dans une interview à Paris avant de partir, un journaliste me demande si finalement une tutelle ne serait pas mieux pour Haïti. C’est mal connaître le peuple haïtien. Napoléon n’en a pas gardé un très bon souvenir. La « tutelle » paraît à la surface une solution idéale pour plus d’efficacité mais, nulle part dans le monde, la communauté internationale n’a montré qu’elle savait gérer les crises durablement. Des pansements, dans l’urgence, oui. Mais du nation building au profit de la population, à long terme ? Non.



J’ai fait un premier tour de Port-au-Prince. Nous croisons des convois de fonctionnaires internationaux (ou de journalistes parfois), accompagnés d’hommes armés. J’aurais tant voulu leur dire qu’ils ne rassurent pas la population. Leurs apparitions si « hautement protégées » laissent croire à un danger qui n’existe pourtant pas. On circule partout sans être outre mesure inquiété. Port-au-Prince ce n’est ni l’Irak ni même Rio. Faut-il donc ainsi justifier tout ce déploiement ? Faut-il faire croire à ceux restés en métropole combien on vit dangereusement en Haïti ? C’est vrai que des prisonniers se sont évadés et certains quartiers très sinistrés n’ont toujours pas vu arriver l’aide, alors que les caisses de bouteilles d’eau chauffent sous le soleil à l’aéroport. Je me demande si tout cela n’est pas délibéré.



Maxime qui m’accompagne me montre deux corps calcinés sur le trottoir. C’est aussi le quartier des petits hôtels de passe. Un couple brûlé dans son dernier coït. Maxime connaît même l’histoire qui va avec. C’est le mari qui a découvert que sa femme n’était pas là où elle était censée être. Plus loin sur la même grande rue, des pilleurs. Le grand échalas qui traînait un matelas derrière lui me voit et se sauve. Derrière lui, un autre ne daigne même pas me regarder. Pour le moment, c’est un petit jeu (qui finit mal parfois). Les pilleurs testent la police, les policiers cherchent leurs marques. D’ailleurs on les croise plus loin. On leur dit que les vrais pilleurs sont derrière. Ils nous remercient et font semblant de s’activer. Mais juste derrière eux, un camion en train d’être chargé. Je comprends que ce groupe-là arrondit une fin de mois difficile.

J’ai finalement retrouvé Solène, qui travaille chez moi depuis plus de vingt ans. Je ne peux pas vraiment la payer toute l’année, donc je l’ai aidée à ouvrir un petit commerce. Elle fait partie de la famille. Elle m’emmène sur le terrain de football où elle dort chaque soir. Chacun a délimité son petit chez soi par des draps tendus et des piquets. Sur les gradins un pasteur pousse un sermon à tue-tête. Quelques voix répondent avec une conviction qui continue de m’étonner. Car une fois pour toutes, il faut le dire : les dieux, quels qu’ils soient, n’ont pas été très performants sur ce coup-là. L’enfer a tout raflé. Je me demande si tout cela n’est pas délibéré.



Une femme raconte comment une famille aisée a payé un groupe de gros bras pour retrouver sa fille. Ils parcourent les décombres et entendent quelqu’un crier. « Quel est ton nom ? »« Yvonne », répond la voix. « On cherche Edith. » Ils passent leur chemin. Trois fois, elle sera ainsi ignorée. C’est elle, finalement sauvée, qui raconte l’histoire.



Les journalistes. Il y en a partout. Cela va de la petite caméra digitale légère à la grande antenne satellite et au studio protégé par une dizaine d’hommes armés, Ils illustrent toutes les variations de l’espèce. Il y a les stars, comme Geraldo Rivera qui passe sur le tarmac et me gratifie d’un « hi » amical (il ne me connaît pas, mais il s’agit d’être cool avec les autochtones). « Hi Geraldo », je lui fais. Il est content qu’on le reconnaisse.



Il y a les baroudeurs, souvent blonds (pourquoi, je l’ignore), barbe de cinq jours, bandana rouge ou bleu autour du front, à califourchon sur une moto locale, speedant à travers la foule des quartiers pauvres. Ceux-là n’ont pas peur, en tout cas ils font tout pour qu’on le croie. Deux, trois caméras en bandoulière, ils tirent plus vite que leur ombre. Je vais rendre visite au personnel de l’hôtel Villa créole. Ils ont survécu mais l’hôtel est à moitié dévasté. Les journalistes orphelins de l’hôtel Montana effondré (vous savez ce genre d’hôtel sécurisé sur les toits desquels les journalistes aiment dispatcher leurs papiers entre deux whiskys on the rocks) errent comme déboussolés. Donc, à la Villa créole, les bords de la piscine servent de dortoir. Là aussi, je me sens comme dans un camp de légionnaires hirsutes. Même les plus maigres ont l’air musclés, tellement ils bombent le torse d’importance et de supériorité. Trop de coqs dans cette basse-cour. Je regarde autour de moi, aucun visage que je puisse reconnaître. Je m’éclipse.



Il y a les journalistes « proches du peuple ». Ils sont à pied, souvent, essaient de dénicher les lieux les plus saugrenus, les individus les plus originaux, les situations les plus poignantes. Leur papier commence souvent ainsi : « Mèsidieu habite l’un des quartiers les plus pauvre de Port-au-Prince… » Plus tôt, à mon arrivée, des envoyés spéciaux très sympas de surcroît, me disent qu’ils ont un ou deux jours pour trouver des orphelinats, objet d’un prochain sujet. Va savoir pourquoi les enfants abandonnés sont le sujet le plus urgent à traiter dans ces premiers jours chaotiques. Surtout sous l’angle de l’adoption.



Les journalistes compassionnels et frustrés. Ceux qui savent que le monde ne va pas, ceux qui en veulent à la machine qui broie tout. Mais au lieu de tout faire péter, leur journal en quête de tirage, leur rédacteur en chef obtus, leurs collègues jaloux, leur femme qui ne comprend pas qu’ils aillent - encore ! - se fourvoyer dans des pays de sauvages… Je sais, j’exagère. J’ai mes clichés moi aussi. Mais quand même…



Il y a des choses bizarres dans tout cela. Chaque fois que j’entends parler de mon pays, la notion de complexité semble exclue. Quatre cents ans d’histoire incompréhensible, même pour nous Haïtiens, résumée en une seule image tronquée, superficielle, alarmiste, compassionnelle… Pourtant, je connais pas mal de journalistes. Souvent de vrais connaisseurs d’Haïti et de sa société. Souvent de grands journaux. Ils connaissent vraiment le pays, mais quand je lis leurs articles, je ne les reconnais plus. Est-ce un problème de rédaction en chef ? Est-ce une retombée de la course au tirage, de l’absolu de la première page, du drame et du scandale qui fait vendre ?



Une amie, en colère : « Ils veulent à tout prix qu’on soit conformes à l’image qu’ils ont de nous. » Elle réagit aux images de CNN montrant des hélicoptères jetant des vivres aux populations. Distribution anarchique qui bien sûr finit en pugilat. Le plus tordu, c’est CNN qui filme et diffuse, en direct. Qu’est-ce que cela prouve ? Que les Haïtiens sont des chiens ? Que des gens qui ont faim et se sentent abandonnés se comportent en bêtes ? Le pire n’est pas de montrer ces images, le problème c’est le déséquilibre, le fait qu’elles ne laissent plus de place pour d’autres peut-être plus cohérentes.

Je comprends ce que ressent un Afghan ou un Irakien devant cette extravagance de testostérone, de supériorité technologique, de rhétorique de violence médiatique.



Un Humvee rempli de marines américains fend la foule, sans un mot, les regards s’accrochent à peine. Je suis sûr que chacun d’entre eux nous veut du bien, mais des océans d’histoire, des montagnes de malentendus, des tempêtes de préjugés, nous séparent. Ils passent, nous ne nous comprenons pas.

Hôpital général. Le centre de la guerre. C’est là qu’on prend conscience de l’hécatombe. Un échantillonnage massif du nombre de blessés, de morts, de types de blessures (fractures, amputations), de folie, de désespoir. L’hôpital est gardé par les marines. Il y a là des médecins israéliens (très présents les Israéliens), américains, français, et beaucoup d’autres nationalités. Chacun occupe un bout de cette grande cour des miracles. De vrais miracles pour le coup. Les médecins de Médecins du monde, dirigés par le Dr Olivier Bernard, me montrent comment ils travaillent. J’assiste - à mon grand regret - à deux amputations qui arrivent en urgence.



Un ami médecin revient en colère, dans notre petite cité de tentes. « Ils sont complètement fous ! » Un directeur d’ONG lui a demandé que chaque famille se prenne en photo (pour leur dossier) avant de pouvoir libérer l’aide alimentaire promise pour les quartiers dont il s’occupe. « Alors que ces gens ont encore des proches sous les décombres, vous voulez que j’aille leur demander de se prendre en photo ? » Il a failli l’amputer de la tête. La vaste majorité des corps finissent dans les fosses communes, sans être identifiés, sans être photographiés (l’état des corps ne le permet déjà plus).

J’ai dit à Solène que je venais passer la nuit avec eux, dans leur « camp de réfugiés ». Elle a rajouté deux poteaux et deux draps pour agrandir son périmètre. Voilà, c’est simple.



Ce qui m’effraie tous les jours c’est le naturel avec lequel cette population s’adapte (je ne dis pas « accepte ») à l’adversité, aux errements de ses dirigeants, à l’histoire, à l’ingratitude du monde (oui, ce n’est pas trop fort. Ce pays a donné beaucoup à ce monde. Révisez votre histoire).

Un jour, il faudra bien qu’il se relève. Un pays ne meurt pas. Ce jour-là, pour sûr, tout sera plus simple. Délibéré.



Article publié dans les pages Rebonds de Libération


Vendredi 29 Janvier 2010
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