Quel est votre parcours artistique ?
J’ai étudié, en France, la réalisation audiovisuelle mais avec ce bagage je n’étais pas destiné à faire une carrière d’artiste contemporain. Pendant une quinzaine d’années, j’ai travaillé pour la télévision. Cela m’a dégouté et j’en suis arrivé à ne plus le supporter. C’est ce qui a pu me conduire à réaliser une œuvre comme El Mando (la télécommande) [œuvre exposée au Pabellón Cuba, où l’on voit l’artiste se flageller devant une télévision, ndlr] pour dénoncer l’intoxication de la télévision.
Après dix ou douze ans, j’avais beau essayer de choisir les chaînes pour lesquelles je voulais travailler (Arte, Mezzo) et qui étaient centrées sur l’art, la musique classique, la danse ou le jazz, je n’étais pas satisfait.
Je voyais qu’il y avait de plus en plus de changements et moins de liberté dans cet espace. Un jour j’ai décidé de tout arrêter. En réalité, depuis longtemps en parallèle je faisais des expériences visuelles. Je me suis beaucoup exprimé avec la scène techno, qui m’a influencée, et avec les collectifs avec lesquels je travaillais, nous avons été parmi les pionniers du Vjiing dans les années 90.
En 2002, s’est présentée l’opportunité de réaliser une exposition individuelle. La proposition venait d’une commissaire haïtienne surprise par mon travail, Barbara Prézeau-Stephenson, aussi directrice de la Fondation Africamerica à l’époque. Elle m’a permis d’exposer à la Société des Arts Technologiques de Montréal, au Canada, et de là tout a débuté et a été très vite.
En 2004, j’ai été invité à la Biennale de Venise. J’ai été intégré dans les expositions Latitudes à Paris, ou encore Infinite Island au Brooklyn Museum. Et j’ai commencé à faire de nombreuses résidences : au Mexique, à Lancaster en Californie, au Sénégal, au Soudan, en Afrique du Sud…
Comment vivez-vous les résidences ? En quoi vous semblent-elles importantes dans votre travail ?
Les résidences sont le plus souvent des moments forts de la vie artistique parce que l’on arrive dans un pays que l’on ne connaît pas, on découvre une culture et des façons de vivre différents de ce que l’on connaît, et on découvre aussi la scène artistique d’un pays.
Le medium que j’utilise, la vidéo, est aussi un medium qui fait appel à d’autres disciplines artistiques pour exister : la danse, la musique, la poésie, la 3D… en résidence c’est donc une occasion de faire des échanges artistiques avec d’autres artistes eux aussi en résidence ou des artistes du pays ce qui peut apporter une nouvelle richesse à l’œuvre que l’on crée, qu’elle soit conceptualisée avant d’arriver dans le dit-pays ou conçue sur place.
Ce sont à chaque fois des expériences artistiques et humaines extraordinaires.
Votre « triple » identité est-elle une source d’inspiration (Sénégal, France, Haïti) ?
Je fais ce que je veux. Vivi, par exemple, est un robot sénégalais, donc africain, fait avec des matériaux recyclés, qui slame en français et en wolof. Certes, il parle de la situation sociopolitique au Sénégal, mais ce n’est pas si spécifique et cela pourrait s’accorder à plus de la moitié des pays dans le monde. Il dénonce la corruption et les abus qui existent dans beaucoup de pays du tiers-monde et d’autres aussi… Il est universel.
Haïti, bien sûr, est très présent dans mes œuvres. C’est un pays et une culture qui me touchent, que je connais et que je comprends. Mais je ne m’interdis pas de m’exprimer sur d’autres sujets qui ne me « concernent » pas en tant qu’Haïtien mais qui me concernent en tant qu’être humain. Vie, pétrole et sang est une installation dans laquelle je parle des conflits dans le Sud Soudan, lors d’une résidence que j’ai effectuée là-bas. Je voulais montrer à quel point ces 3 éléments étaient liés dans l’histoire de ce peuple.
En Californie, j’ai crée un arbre en acier avec des téléviseurs suspendus : My Joshua Tree. Le Joshua Tree est un arbre qui n’existe qu’en Californie et en Israël, une sorte d’agave qui pousse d’une manière particulière, créant des formes singulières. Les mormons l’ont baptisé joshua tree car il rappelle la position de l’homme en train de prier. Pour eux, cet arbre indiquait l’endroit où s’installer. Je me suis réapproprié leur arbre. Et je l’ai exposé sur le campus d’Antelope Valley College en 2008. J’ai interviewé des étudiants sur le campus en leur demandant « Que pensez-vous des religions ? ». J’ai aussi posé cette question par internet à des internautes du monde entier. My Joshua Tree comporte cinq téléviseurs qui diffusent leurs réponses mélangées à des images de cérémonies religieuses filmées dans plusieurs pays différents.
Donc, même si ces 3 pays Haïti, France, Sénégal, sont présents en moi, je me sens d’abord artiste et être humain, je n’ai pas de problème identitaire et aujourd’hui à l’heure d’internet et des technologies de l’information en temps réel, nous pouvons tous nous sentir concernés par ce qui se passe à 20 000 Km de l’endroit où nous vivons.
Dans vos expérimentations audiovisuelles, vous privilégiez un tout : le rapport entre images et dispositifs sonores, mais aussi entre le produit audiovisuel et son « présentoir » est crucial.
Je me définis comme un vidéo-artiste plasticien. La partie plastique est très importante dans mes installations. Je fais de la sculpture-vidéo où l’écran vidéo lui-même est intégré à la sculpture et il y a une réponse entre l’image et la forme sculpturale. Ce n’est jamais pris au hasard. Ce qui m’intéresse beaucoup c’est de voir comme l’un appelle l’autre. D’abord partir d’une idée de vidéo et d’imaginer la sculpture ou vice-versa. Les deux éléments se répondent et je peux les modifier en cours de réalisation. Une fois la sculpture terminée je peux modifier la vidéo pour que les deux soient en parfaite corrélation. Elles deviennent alors indissociables.
Comment mêlez-vous matériaux recyclés, sculptures animées et audiovisuel ? Et Quel type d’expérience sensorielle voudriez-vous provoquer chez le spectateur ?
Le matériau est quelque chose de fondamental dans les conceptions de mes installations vidéo. Je ne fais pas du recyclage pour faire du recyclage.
Mon installation Kawotchou a été faite avec des pneus usagés parce que les matériaux de recyclage ont déjà un vécu et qu’on utilise cette aura du vécu. C’est ce que j aime dans les matériaux recyclés. En Haïti, les réparateurs de pneus installent leurs pneus d’une certaine manière très artistique à mon point de vue. J’ai donc voulu déplacer cette installation « naturelle » de la rue, où personne ne la remarque, et la placer dans un musée, ce qui modifie alors le regard sur cette installation. C’est aussi une expérience olfactive. Pour réparer les chambres à air des pneus, les réparateurs utilisent des « patches », et les font coller avec un « presse » fonctionnant avec du feu. Le feu et l’odeur de kérosène très forte qui s’en dégage est une odeur inquiétante car les pneus brûlés rappellent les problèmes d’insécurité en Haïti.
Vous créez aussi des robots. Que disent les robots que les hommes ne disent pas ?
J’ai une passion pour les robots depuis que je suis petit. Cela fait plusieurs années que j’ai envie de les utiliser dans mon travail mais par ailleurs je ne voulais pas refaire du Nam June Paik. Puis un jour je me suis lançé dans la création d’un robot d’un autre genre.
Vivi 1.0 et Vivi 2.0 sont des Robots qui slament et diffusent des images. C’est cela leur originalité, ce sont des Robots poètes-slameurs qui dénoncent les injustices dont l’humanité est souvent victime. C’est en ce sens qu’ils disent ce que les hommes ne disent pas mais le slam est quand même écrit par un être humain.
Comment le public reçoit vos œuvres ?
Chaque œuvre provoque des réactions différentes. Très souvent, le fait d’utiliser des téléviseurs pour diffuser des images autres que celles de chaînes de télévision déconcerte certains publics. Le téléviseur, ou l’écran plat aujourd’hui, est un objet presque sacré qui occupe une place importante dans une maison. Donc quand on voit cet objet démonté, retourné, placé dans une sculpture et diffuser des images qui ne sont pas un film dans le sens « classique » du terme, le public se trouve parfois dérouté. Mais une fois la stupéfaction passée et le principe accepté, il se laisse aller et « rentre » dans l’installation et comprend qu’il n’y a rien a comprendre mais qu’il faut se laisser imprégner de sensations.
Mes œuvres provoquent donc ce que j’aime provoquer chez les spectateurs : interrogations, stupéfactions, sensations…
Récemment vous avez collaboré avec un metteur en scène, et vous interagissez très souvent avec d’autres champs artistiques. Parlez-nous de cette expérience.
J’ai travaillé avec le Metteur en scène Christian Colin et le comédien Pape Meissa Gueye à l’adaptation du roman de Bernard Dadié « Un nègre à Paris » pour en faire une pièce de théâtre-installation. Un comédien, 6 écrans vidéos diffusant 3 films différents synchronisés au texte, et le public sur scène. En cliquant sur la photo ci-dessous vous pourrez accèder à un extrait de la pièce.
Nous avons aussi collaboré avec Tiziana Manfredi et Marco Lena à Dakar, pour le tournage et le montage et la réalisation des films. Ce fut un long travail très intéressant, une collaboration entre des domaines artistiques différents et une expérience vraiment très enrichissante. Nous l’avons joué au Théâtre Daniel Sorano à Dakar en mars. Le résultat est très satisfaisant et nous aimerions bien sûr le jouer dans plusieurs autres pays.
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